Lorsqu’on veut suivre l’évolution de l’emploi sur un territoire, il y a tout d’abord deux pièges à éviter.
Le premier piège est de se baser sur les variations du nombre absolu de personnes occupant un emploi d’une période à la suivante. Hé, si on compare l’année 2013 à l’année 2012, on voit que le nombre d’emplois a augmenté de 48 000 au Québec, de 96 000 en Ontario et de 1 460 000 aux États-Unis ! Cela prouve que le Québec a moins bien performé que l’Ontario et que l’Ontario, à son tour, a moins bien fait que les États-Unis, n’est-ce pas ?
Cette conclusion n’a évidemment aucun sens. Elle omet complètement de tenir compte que la démographie n’est pas la même sur les trois territoires.
Considérons la population des 15 à 64 ans, qui sont la principale source de recrutement de nouveaux travailleurs. En 2013, elle a augmenté de 8 000 personnes au Québec, de 49 000 en Ontario et de 850 000 aux États-Unis.
Il serait évidemment farfelu de s’attendre que le Québec ait créé plus d’emplois que l’Ontario et que l’Ontario en ait créé plus que les États-Unis. Comme de fait, au cours des 15 années de 1998 à 2013, la hausse annuelle de l’emploi a été en moyenne de 52 000 au Québec, de 95 000 en Ontario et de 831 000 aux États-Unis.
Le second piège à éviter est de juger de l’évolution de l’emploi en se basant sur ses variations d’un mois au suivant. Par exemple, de janvier à février 2014, l’emploi a diminué de 26 000 au Québec, mais a augmenté de 6 000 en Ontario. Peut-on en déduire que la tendance de l’emploi est négative au Québec, tandis qu’elle est positive en Ontario ?
Encore une fois, pas du tout. La fiabilité des variations de l’emploi basées sur deux mois successifs pour juger de la tendance est absolument nulle. On n’a, pour s’en convaincre, qu’à observer les variations mensuelles qu’illustre la figure 1 pour les 74 mois écoulés de janvier 2008 à février 2014.
Il saute aux yeux que ces variations mensuelles présentent une volatilité extrême qui interdit toute interprétation à court terme sur la tendance de l’emploi. Seulement au cours des 24 derniers mois, au Québec, on a enregistré huit inversions majeures, où des variations mensuelles de l’emploi fortement positives ont succédé à des variations fortement négatives et vice versa. Le tableau qui suit en dresse la liste :
Mois | Variation de l’emploi au Québec par rapport au mois précédent |
Mars 2012 |
+35 000 |
Juillet 2012 |
-22 000 |
Août 2012 |
+37 000 |
Mars 2013 |
-19 000 |
Mai 2013 |
+19 000 |
Juillet 2013 |
-28 000 |
Octobre 2013 |
+28 000 |
Février 2014 |
-26 000 |
Source : Statistique Canada.
En Ontario, on retrouve la même volatilité extrême des variations mensuelles de l’emploi qu’au Québec. Une forte instabilité entache également les variations mensuelles de l’emploi à temps plein dans chaque province et les variations entre le mois courant et le mois correspondant de l’année précédente. Enfin, loin de s’annuler mutuellement, les différences entre les variations mensuelles du Québec et celles de l’Ontario affichent beaucoup d’instabilité elles aussi.
Comment éviter ces pièges en tenant compte de la démographie et en atténuant le problème de la volatilité des données mensuelles quand on veut avoir une idée juste de l’évolution de l’emploi ?
La réponse universelle des spécialistes à cette question est qu’on concentre l’attention sur une moyenne mobile du taux d’emploi.
Le taux d’emploi, c’est le pourcentage de la population qui occupe un emploi. En rapportant l’emploi à la population, on se trouve à tenir compte de la taille et de la croissance démographiques du territoire observé.
La base démographique de référence qui est retenue par les organismes internationaux est habituellement la population de 15 à 64 ans, parce que c’est dans cette catégorie d’âge que se recrute l’immense majorité des travailleurs (97 % au Québec). L’indicateur utilisé est donc, plus précisément, le taux d’emploi des 15-64.
Pour n’oublier personne, il est recommandable de diviser le nombre de toutes les personnes employées de 15 ans ou plus par la population totale de 15 à 64 ans.
Afin de refléter le cycle naturel des quatre saisons de l’année, la moyenne mobile utilisée dans la suite va couvrir les 12 mois les plus récents. Chaque mois, elle se calcule comme la moyenne des taux d’emploi qui ont été enregistrés pour le mois courant et les 11 mois précédents.
Par exemple, la moyenne mobile pour juin 2013 est la moyenne des taux enregistrés pour les 12 mois allant de juillet 2012 à juin 2013. Cette procédure atténue la variabilité des taux d’emploi mensuels, puisque le calcul de la moyenne permet aux taux excessivement faibles de certains mois de compenser pour les taux excessivement élevés de certains autres mois. On peut alors mieux discerner la tendance de fond du taux d’emploi.
La figure 2 utilise cette moyenne mobile de 12 mois pour décrire la trajectoire parcourue depuis 20 ans par le taux d’emploi des 15-64 au Québec et chez ses deux grands partenaires économiques, l’Ontario et les États-Unis.
Deux phénomènes attirent immédiatement l’attention.
Premièrement, en 1994, le taux d’emploi du Québec (62 %) accusait des retards considérables de 7 points de pourcentage sur celui de l’Ontario et de 11 points sur celui des États-Unis. Aujourd’hui, 20 ans après, notre taux d’emploi (74 %) a rejoint celui de l’Ontario et, pour l’instant du moins, dépasse celui des États-Unis.
Deuxièmement, la chute du taux d’emploi pendant la récession qui a frappé les trois économies en 2008-2009 a été très profonde aux États-Unis (moins 5 points), moins en Ontario (moins 3 points) et encore moins au Québec (moins 1 point). On voit donc que, de janvier 1994 à février 2014, le taux d’emploi du Québec a presque continuellement progressé à travers les hauts et les bas de la conjoncture économique pendant que les taux d’emploi de ses deux partenaires ralentissaient ou reculaient.
La source de la hausse incessante du taux d’emploi du Québec est l’ascension spectaculaire du taux d’activité des femmes québécoises. En 20 ans, de 1993 à 2013, le taux d’emploi des femmes de 15 à 64 ans du Québec est passé de 55 % à 70 %. Celui des hommes de la même catégorie d’âge a été stationnaire ; il tourne autour de 73 % depuis 40 ans. Le taux de participation des femmes au marché du travail a donc presque rattrapé celui des hommes.
Les normes sociales ont évolué. La scolarisation a progressé plus rapidement parmi les femmes que parmi les hommes. Et, grâce à des politiques comme les services de garde à tarif réduit et les congés parentaux étendus, la conciliation du travail et de la famille a été facilitée. À 80 % en 2013, le taux d’emploi des femmes de 25 à 54 ans était plus élevé au Québec que dans chacune des quatre autres grandes régions du Canada (Atlantique, Ontario, Prairies et Colombie-Britannique).
Une caractéristique des femmes sur le marché du travail est qu’elles sont beaucoup plus nombreuses que les hommes à vouloir occuper un emploi à temps partiel. En 2013, au Québec, elles détenaient 65 % des emplois à temps partiel et les hommes, 35 %. Par conséquent, leur présence accrue sur le marché du travail a entraîné une progression plus rapide de l’emploi à temps partiel que de l’emploi à temps plein.
De 1993 à 2013, au Québec, l’emploi à temps plein a augmenté de 31 % ; l’emploi à temps partiel, de 45 %. Il n’y a rien de pathologique dans cette évolution. Elle reflète en majeure partie la préférence plus marquée des femmes que des hommes pour ce type d’emplois et l’adaptation des employeurs à cette préférence. (Note : en 2013, seulement 7 % des femmes et des hommes occupant un emploi à temps partiel étaient à la recherche d’un emploi à temps plein.) La part du temps partiel dans l’ensemble des emplois est maintenant à peu près la même au Québec qu’en Ontario, soit environ 19 % depuis deux ans.
Que nous dit la figure 2 sur la performance comparative récente du Québec en matière d’emploi ? La réponse ne souffre d’aucune ambiguïté. On peut constater, dans la partie droite de la figure, qu’en moyenne mobile de 12 mois le taux d’emploi des 15-64 s’est maintenu récemment à peu près au même niveau au Québec qu’en Ontario. Les deux provinces arrivent nez à nez.
La figure 3 complète la démonstration en délaissant la moyenne mobile pour revenir aux données de chaque mois individuel. Elle fait le zoom sur l’évolution du taux d’emploi des 15-64 mois après mois depuis janvier 2010, c’est-à-dire depuis la fin de la récession de 2008-2009. Il va de soi que, sans moyenne mobile, la grande instabilité des variations mensuelles du taux d’emploi réapparaît. Mais, en contrepartie, on y gagne en immédiateté de l’observation.
Comment se comparent le Québec et l’Ontario avec les données de la figure 3 ? Bien malin qui pourrait désigner un « gagnant ».
Sans trop d’élégance, depuis quatre ans, les taux d’emploi des deux provinces semblent danser un chassé-croisé. La variabilité mensuelle des données – surtout de celles du Québec – est très prononcée. À l’extrême droite de la figure, on voit que le taux d’emploi du Québec a diminué de janvier à février 2014. Dans ce dernier mois, il était encore supérieur à celui de l’Ontario, quoique par un cheveu seulement.
En somme, la figure 3 comme la figure 2 permettent de constater que le Québec et l’Ontario ne se sont pas vraiment démarqués l’un de l’autre en matière d’emploi depuis 2010. Ils ont évolué en tandem.
Cinq conclusions se dégagent des observations qui précèdent :
1. Les variations mensuelles du nombre d’emplois publié par Statistique Canada pour une province négligent la base démographique et affichent une volatilité extrême. Une moyenne mobile de 12 mois du taux d’emploi des 15 à 64 ans est une mesure beaucoup plus fiable de l’évolution de l’emploi dans le temps.
2. Depuis 20 ans, à travers les hauts et les bas de la conjoncture économique, le taux d’emploi du Québec a presque continuellement progressé. Depuis la récession de 2008-2009, en particulier, il dépasse le taux d’emploi des États-Unis et a rejoint celui de l’Ontario.
3. La bonne performance du Québec en matière d’emploi est due à l’ascension spectaculaire du taux d’activité des femmes. Cette évolution est en bonne partie attribuable au progrès de leur scolarisation et aux politiques visant à mieux concilier travail et famille.
4. Compte tenu de la préférence plus grande des femmes pour le temps partiel, leur entrée massive sur le marché du travail au Québec depuis 20 ans a entraîné une progression plus rapide de l’emploi à temps partiel que de l’emploi à temps plein.
5. Le Québec et l’Ontario ne se sont pas plus démarqués l’un de l’autre en matière d’emploi au cours des six ou douze derniers mois que depuis la fin de la récession de 2008-2009.
Cet article Pierre Fortin : Enfin, le point sur la situation de l’emploi au Québec ! est apparu en premier sur L'actualité.