
Illustration : Luc Melanson
Je serais alors libre de mon temps, mais victime de l’angoisse permanente qu’induit l’incertitude des revenus aléatoires, vivant à l’affût de chaque passage du facteur, priant un obscur dieu des postes afin qu’il me fasse parvenir mes chèques au plus vite.
J’ai rapidement choisi la seconde formule. Simplement parce que le monde du travail tel qu’il est ne me convient pas et qu’on ne pourra pas m’attacher à un bureau de 9 à 5.
Je ne fais pas un métier qui commande qu’on respecte un horaire précis. Comme des milliers de mes semblables dans notre économie du savoir, je produis des choses qui se mesurent un peu en quantité et beaucoup en qualité, mais surtout pas en temps.
Un rapide tour d’horizon dans mon entourage, même chez ceux qui occupent des postes de cadres, m’a permis de constater l’extrême méfiance de nombreux employeurs, qui comptent chaque petite minute du « temps de bureau » de leur personnel. Un contrôle souvent maniaque qui évacue parfois les autres aspects du travail au profit d’une sorte de présentéisme stérile.
Eric Gosselin confirme mon impression. Professeur titulaire de psychologie du travail et des organisations à l’Université du Québec en Outaouais, il préférerait toutefois que j’emploie un autre terme. « Puisque le présentéisme désigne plutôt la tendance à se rendre au boulot même quand on n’y est pas apte, par peur de prendre du retard, de mal paraître auprès des collègues ou du patron », dit-il, alignant encore mille autres raisons qui sont autant de symptômes de la grave maladie dont souffre un monde du travail trop peu soucieux de ce qui mine ses troupes.
« Par exemple, nous détenons tous les outils pour réduire le stress au travail, et pourtant, les problèmes de santé mentale ne s’améliorent pas, dit-il. Pour que les choses changent, il faut un peu forcer la main aux employeurs. »
Heureusement, plus le temps passe, et plus les jeunes (de la génération Y et de la suivante) changent la donne.
Et parmi les changements qui se profilent, la souplesse des horaires de bureau risque de compter parmi les plus importants. « Les jeunes ne veulent pas se faire imposer les valeurs de l’entreprise ; ils imposent les leurs. Et parmi elles, leur temps compte pour beaucoup, souligne Eric Gosselin. Plutôt que les heures, il va falloir que les entreprises mesurent ce qui est produit. »
Lui-même, comme professeur d’université, est jugé par son employeur selon ce qu’il publie. En plus du temps qu’il passe à enseigner. Mais il constate que cette liberté comporte un versant obscur : beaucoup de ses collègues qui disposent de leur temps comme ils le souhaitent sont désormais incapables de décrocher de leur boulot.
Et c’est exactement ce qui m’arrive. À la fois libre de mon temps et soumis au rendement par lequel je tire mon pécule, j’ai perdu ma vie. Et je suis devenu mon travail.
Je prends mes courriels de manière maladive, travaille presque toutes les fins de semaine, le soir, en voyage, et je suis obsédé à l’idée que, sans congés payés, chaque jour de vacances me prive de revenus.
Parce que j’ai la maison, le ski, les bébelles, les rénos, les cours de ma fille, les restos. Je suis accro à mon mode de vie.
Alors je travaille en alerte, mon oreille guettant le son que fait la boîte aux lettres quand le facteur en rabat le couvercle. Et chaque fois que je sors pour vérifier ce qu’elle recèle, j’ai le sentiment d’avoir échangé un esclavage contre un autre. Avec la conviction, cependant, d’avoir eu ce loisir trop rare de pouvoir choisir lequel me convient le mieux.
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